5e épisode :
La consécration
L’année 1922
Le 3 mai 1922, John J.R. Macleod présente, lors de la réunion annuelle de l’Association of American Physicians qui se tient à Washington D.C., les résultats expérimentaux et cliniques de l’équipe de Toronto. L’accueil est enthousiaste. Le traitement par l’insuline est alors connu de tous.
Quelques mois plus tard, Walter R. Campbell rapporte, dans une monographie entièrement consacrée à l’insuline publiée par le Journal of Metabolic Research, les 14 premiers cas admis en coma acidocétosique (dont une femme diabétique au sixième mois de grossesse). Dans ce même numéro, les docteurs Almon Fletcher et Walter Campbell mettent en garde contre les hypoglycémies provoquées par l’insuline (dont ils fixent le seuil à 0,6 g/L et le risque de perte de conscience à environ 0,35 g/L).
En novembre, un brevet canadien est délivré pour l’insuline et attribué en janvier 1923 aux gouverneurs de l’université de Toronto. Le même mois, un brevet couvrant la production de l’insuline est attribué à Collip, Best et Banting, et à part égale à l’université de Toronto. Plus tard, Banting et Best cèdent leurs droits sur le brevet à cette université pour la somme symbolique d’un dollar.
Attribution du prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1923
Le 25 octobre 1923, Frederick Grant Banting et John James Rickard Macleod reçoivent conjointement le prix Nobel de physiologie ou de médecine pour leur découverte de l’insuline. On en sait plus aujourd’hui sur les circonstances d’attribution du prix. Dix-neuf membres de l’Institut Karolinska ont pris part au vote parmi toutes les propositions de nomination reçues avant le 31 janvier 1923. Au total, 57 nominations ont été examinées par le Comité Nobel en avril 1923.
Rappelons à ce propos, que selon les volontés d’Alfred Nobel (1833-1896), le prix ne peut être attribué à plus de trois personnes et qu’elles doivent être en vie au moment où elles sont récompensées.
Les évaluations écrites des contributions scientifiques ont été rédigées par deux membres du Comité Nobel : John Sjöqvist, professeur de chimie et de pharmacie, et Hans Christian Jacobaeus, professeur de médecine interne. Le Comité conclut que l’idée revenait à Banting et que Macleod avait guidé et supervisé les travaux. Pour le Comité Nobel, Collip n’a pas été nommé parce qu’il estime que sa contribution concernait la purification du produit plutôt que la découverte elle-même. Quant à Best, il n’a même pas été nommé. Il a été exclu du prix parce qu’il n’a été considéré que comme un étudiant en médecine qui s’est contenté d’aider Banting sans avoir apporté de contribution théorique.
Banting et Macleod ont été honorés du prix Nobel de physiologie ou de médecine la première année où ils ont été nommés, ce qui est en soit exceptionnel. Il est plus qu’évident qu’ils auraient de toute façon reçu cette prestigieuse distinction tôt ou tard. Il convient cependant de rappeler qu’aucun prix Nobel n’a été décerné en 1915, 1916, 1917, 1918, 1921, 1925 et que les cérémonies de remise des prix de 1919, 1922 et 1926 ont été reportées d’une année.
Les archives de l’Assemblée Nobel, aujourd’hui disponibles sur le site Web de la Fondation Nobel, révèlent que Frederick Banting a été nommé par George Washington Crile, professeur de chirurgie à Cleveland, Francis Gano Benedict, chimiste et physiologiste à Boston et August Krogh, de Copenhague. Ce chercheur danois a été récompensé en 1920 par le prix Nobel de médecine pour sa découverte du mécanisme de régulation des capillaires du muscle squelettique. Krogh a été le premier à démontrer l’adaptation du flux sanguin dans le muscle et d’autres organes en fonction de la demande via l’ouverture et la fermeture des capillaires.
Quant à Macleod, son nom est proposé par George Neil Stuart, professeur de médecine expérimentale à Cleveland et également par August Krogh. Or il se trouve que la femme de ce dernier, médecin et chercheuse, a été diagnostiquée diabétique de type 2 au début de l’année 1921. Elle est suivie par le Dr Hans Christian Hagedorn, qui a mis au point une méthode fiable de dosage du glucose sanguin et connaît le traitement du diabète.
Marie Krogh suit un régime strict. Elle se sent mieux quelque temps plus tard. Les époux Krogh décident alors de se rendre aux États-Unis. Ils embarquent à Southampton le 19 septembre et arrivent à Boston huit jours plus tard. Ils rencontrent le célèbre diabétologue Elliott Joslin (1869-1962). Le 23 octobre 1922, August Krogh écrit à Macleod pour lui demander la permission de mettre en œuvre un travail expérimental sur l’insuline au Danemark, projet auquel Macleod répond positivement quatre jours plus tard.
En novembre, August et Marie Krogh rendent visite à Macleod à Toronto et sont invités chez lui. August Krogh reste au domicile de Macleod du 23 au 25 novembre 1922.
Le chercheur danois rencontre également Frederick Banting et certains de ses patients, dont Elizabeth Hugues et Elsie Needham, qui figurent parmi les premières patientes traitées par insuline. August Krogh réalise à quel point l’insuline représente une avancée remarquable dans le traitement du diabète, et ce d’autant que sa femme en a sans doute besoin. Quelques jours plus tard, les Krogh retournent à Copenhague avec une licence pour produire de l’insuline au Danemark exclusivement pour la Scandinavie.
Hans Christian Hagedorn parvient à produire des extraits d’insuline de bovin et de poisson, dont Krogh mesure l’activité biologique dans son laboratoire. Le 13 mars 1923, Krogh et Hagedorn administrent la première injection d’insuline à un patient danois. La glycémie chute de 7,9 g/L à 3,9 g/L, mais le patient décède pendant la nuit. La réduction du taux de glucose sanguin est cependant tellement importante que cela encourage Krogh et Hagedorn à persévérer.
En mai, August Krogh, Hans Christian Hagedorn et August Kongsted, propriétaire de Løvens Kemiske Fabrik, fondent la société Nordisk Insulin Laboratorium, qui deviendra plus tard la compagnie Novo Nordisk.
Il n’est pas interdit de penser que le séjour à Toronto d’August Krogh en novembre 1922, et ses retombées, aient eu une certaine influence, si ce n’est une influence certaine, sur l’attribution du Prix Nobel en octobre 1923, moins d’un an plus tard.
Le prix Nobel, qui avait été annoncé le 25 octobre, fut officiellement décerné le 10 décembre 1923, cette date correspondant au jour anniversaire du décès, en 1896, d’Alfred Nobel. Ni Banting, ni Best, n’était présents à la cérémonie. Le prix a ainsi été remis à l’ambassadeur de Grande-Bretagne qui l’a ensuite transmis aux lauréats. Banting a prononcé son allocution à Stockholm le 15 septembre 1925 devant la Swedish Medical Assembly, alors que Macleod avait donné sa conférence quelques mois auparavant, le 28 mai, lors d’une cérémonie organisée à l’Institut Karolinska.
Fin tragique pour Banting
Que sont devenus les quatre chercheurs de l’université de Toronto après leur découverte, dont deux ont donc été récompensés par le prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1923 ?
Les destinées des quatre protagonistes de Toronto ont divergé après la découverte de l’insuline. Banting reçoit tous les honneurs, de grands médecins comme de politiciens. En mai 1923, une chaire Banting and Best Chair of Medical Research est créée par l’université de Toronto. En juin, le gouvernement de l’Ontario accepte que Banting se voie attribuer à vie un salaire annuel de 7 500 dollars par l’université de Toronto. Il reste à ce jour le plus jeune lauréat du prix Nobel. Il n’a alors que 31 ans.
Par la suite, Banting ne s’intéresse plus au diabète, ni aux soins des patients diabétiques. Ainsi, il ne participe pas au développement ultérieur de l’insuline. Il poursuit d’autres idées, notamment celle visant à traiter les patients souffrant d’insuffisance de la glande surrénale, sans succès, puis entame des recherches sur un traitement contre le cancer.
En juin 1924, il épouse Marion Robertson, une technicienne du service de radiologie de l’hôpital de Toronto, mais divorce en 1932. Il se remarie en 1939 avec Henrietta Elisabeth Ball, assistante de recherche dans son laboratoire.
Il voyage beaucoup et devient un artiste accompli. Il n’a pas fait d’autres contributions majeures en médecine que celle ayant conduit à la découverte de l’insuline.
En 1939, quand la Seconde Guerre mondiale éclate, il rejoint le corps médical de l’armée royale du Canada. Il meurt tragiquement le 21 février 1941, à l’âge de 49 ans, dans le crash d’un bombardier Hudson dans le Newfoundland (Terre-Neuve) alors qu’il se rendait en Angleterre en tant que chef d’une délégation scientifique.
Lors d’une fête en février 1919, Charles Best rencontre Margaret Mahon avec laquelle il passera toute sa vie et qui sera pour lui un grand soutien durant sa carrière. En 1925, il valide ses études de médecine et de physiologie, puis se rend à Londres où il poursuit ses études auprès de Henry Dale. Ce chercheur obtiendra, avec Otto Loewi, le prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1936 pour ses travaux sur le rôle de l’acétylcholine comme neurotransmetteur au sein du système nerveux. Best retourne ensuite à Toronto et accède en 1929 à la chaire de physiologie. Il succède à Macleod qui est retourné en Écosse. Best travaille ensuite sur le rôle de la choline dans la digestion, puis à la purification de l’héparine.
Quant à James Bertram Collip, il est retourné à l’université d’Alberta en 1922 comme professeur et chef du département de biochimie. Il s’est illustré dans le champ de l’endocrinologie, notamment dans l’isolement et l’application clinique d’autres hormones.
Sa contribution la plus importante a été l’isolement de l’hormone parathyroïdienne, en 1924. En 1928, il occupe la chaire de biochimie de l’université McGill à Montréal. Ses travaux aboutissent en 1930, en collaboration avec la firme Ayerst (Montréal), à l’isolement d’une forme d’œstrogène (estriol) à partir du placenta. Plus tard, des chercheurs du laboratoire pharmaceutique Ayerst, sur les conseils de Collip, ont développé le Premarin, une forme d’œstrogène active par voie orale et obtenue à partir de l’urine de juments gravides. Ce médicament sera ensuite très largement utilisé pour lutter contre les symptômes de la ménopause.
Collip a pour élève Hans Selye, pionnier des études sur le stress, avec lequel, en collaboration avec d’autres chercheurs (Anderson et Thompson), il purifie en 1933 un extrait d’hormone adrénocorticotrope (ACTH).
Dans le milieu des années 1930, Collip se réconcilie avec Banting. Ces deux-là se sont pourtant détestés en 1921-1922, au point d’en venir aux mains. C’est Best qui les sépare lors de cette violente dispute. Cette réconciliation facilite la nomination de Collip à la tête de plusieurs instances, dont la branche de la recherche médicale du National Research Council of Canada (NRC). Par ailleurs, Collip sert d’officier de liaison médicale entre le Canada et Washington.
En 1947, il devient doyen de la faculté de médecine de l’université Western Ontario. Il meurt le 19 juin 1965 quelques heures après avoir fait un accident vasculaire cérébral, à l’âge de 72 ans.
Connu pour son intégrité, sa modestie et sa discrétion, Collip a toujours refusé de parler des violents conflits d’égos dont il a été témoin entre les membres de l’équipe, se contentant seulement un jour de déclarer être persuadé que l’histoire des publications de l’époque parlerait d’elle-même. Collip, comme Best, ont été nommés pour le prix Nobel plusieurs fois dans les années qui ont suivi pour d’autres travaux que ceux liés à leur participation à la découverte de l’insuline, mais sans jamais être récompensés. Parmi ces propositions, on peut retenir que Sir Henry Dale (prix Nobel de médecine 1936), le physiologiste Bernardo Alberto Houssay, prix Nobel de médecine 1947 pour ses travaux sur les glandes endocrines, et Mario De Finis, un physiologiste du Paraguay, ont proposé le nom de Best pour le Nobel en 1950, à la fois pour ses recherches sur la choline et pour l’ensemble de ses travaux, dont son travail sur l’insuline.
John Macleod a beaucoup souffert des critiques exprimées en public par Banting et ses supporters. Il est retourné en Écosse en 1928, puis est devenu professeur de physiologie à l’université d’Aberdeen. Très diminué par la progression d’une polyarthrite rhumatoïde, il meurt le 16 mars 1935, à l’âge de 58 ans.
Plusieurs auteurs, en particulier Joseph Pratt, médecin-historien américain, et Michael Bliss, professeur d’histoire à l’université de Toronto, ont tenté de réhabiliter la mémoire de Macleod en racontant une histoire plus équilibrée de la découverte de l’insuline que les déclarations et revendications persistantes de Best. Collip, lui, préfère garder le silence et ne pas participer aux controverses.
L’historien Joseph Pratt a conclu que les quatre chercheurs ont travaillé en équipe et que la contribution de chacun s’est révélée très importante. Mais alors que Macleod quitte Toronto au bout de six ans pour regagner sa terre natale écossaise où il meurt précocement, Best n’a de cesse de diffuser la version de Banting sur l’histoire de la découverte de l’insuline, avant de raconter principalement la sienne, soulignant son rôle essentiel auprès de Banting, tout en minimisant le rôle et les contributions de Macleod et de Collip.
Pour Michael Bliss, auteur en 1982 d’un livre qui fait autorité sur la découverte de l’insuline, il ne fait aucun doute que « tout au long de sa vie, Charles Best a travaillé très dur, avec un succès temporaire considérable, pour convaincre tout le monde de ses affirmations et de celles de Banting selon lesquelles ils sont les seuls découvreurs de l’insuline. À long terme, il a échoué ». En 1993, cet historien canadien a publié un article intitulé « Rewriting Medical History: Charles Best and The Banting Myth », dénonçant les manœuvres de Banting et de Best visant à minimiser les apports et les mérites de Macleod et Collip.
Même si la découverte de l’insuline à Toronto est l’aboutissement d’une œuvre collective, conduite sous la férule d’un Macleod méthodique et rigoureux, et bénéficiant de l’expertise de Collip qui a mis au point des extraits pancréatique actifs, il n’en demeure pas moins que la légende qui entoure Banting a toujours la vie dure et occulte encore la mémoire de Macleod. En témoigne le nom de Banting attribué à des prix destinés à récompenser les travaux de chercheurs, dont celui de l’American Diabetes Association et le « Banting Award » au Canada. Le jour de sa naissance est d’ailleurs devenu la Journée mondiale du diabète, le 14 novembre.
Il a sans doute été plus commode au Canada d’attribuer tout le mérite à celui qui est devenu le plus célèbre de ses compatriotes, devenu un véritable héros et une gloire nationale, plutôt que de célébrer aussi les mérites d’un chercheur écossais qui était depuis longtemps retourné chez lui.
On le voit, le long chemin menant à la découverte de l’insuline, qui a été émaillé d’aléas, de déboires et de revers scientifiques, a également été ponctué, avant et après l’attribution du prix Nobel, de polémiques et de querelles, souvent du fait des égos et des personnalités des différents protagonistes. C’est ainsi que Banting est furieux d’apprendre qu’il partage le prix Nobel avec Macleod et décide de partager la bourse avec son camarade Best. En réaction, Macleod fait de même, en offrant la moitié du montant qui lui revient à Collip, le talentueux biochimiste qui, sur le dernier kilomètre de la course, a permis à l’équipe de Toronto de disposer, enfin, d’extraits de pancréas efficaces et suffisamment purs pouvant être administrés à des malades diabétiques.
Au terme de ce très long récit, il apparaît que les quatre protagonistes de l’aventure de la découverte de l’insuline n’ont pu réussir que parce que leurs travaux s’inscrivaient dans le prolongement de chercheurs qui les avaient précédés durant trois décennies, depuis la démonstration à la fin du XIXe siècle que le diabète avait son origine dans le pancréas.
Deux autres prix Nobel liés à l’insuline
Le prix Nobel de médecine de 1923 n’est pas le seul ayant un rapport avec l’insuline. Deux autres suivront. En 1958, le prix Nobel de chimie a en effet été attribué au britannique Frederick Sanger (1918-2013) qui a réussi le séquençage complet de l’insuline. Il révèle alors que la protéine est composée de deux chaînes polypeptidiques (A et B), composées respectivement de 21 et 30 acides aminés et reliées par deux ponts disulfure, avec un troisième pont au sein de la chaîne A.
En 1977, l’Américaine Rosalyn Yalow (1921-2011), a été récompensée par l’attribution du prix Nobel de médecine. En collaboration avec Solomon Berson, elle avait développé en 1960 le dosage radio-immunologique, , technique très sensible qui permet de mesurer des quantités infimes de substances biologiquement actives, notamment des hormones peptidiques, dont l’insuline.
Ces deux autres prix Nobel devaient précéder la production d’insuline produite par génie génétique. L’ensemble de ces travaux, qu’il s’agisse de ceux des chercheurs de Toronto, de leurs illustres prédécesseurs et de ceux qui leur ont succédé, a contribué à transformer, grâce à l’insuline (extraits pancréatiques, puis insuline recombinante), une maladie constamment mortelle en une maladie chronique.
Marc Gozlan (Suivez-moi sur X (ex-Twitter), Facebook, LinkedIn, Mastodon, Bluesky)