4e épisode :
Les quatre protagonistes de Toronto : Banting, Macleod, Best, Collip
Alors que les travaux des chercheurs pionniers ont été menés en Europe (France, Allemagne, Roumanie) et aux États-Unis, on ne peut être que surpris de constater que la course à la découverte de l’insuline ait finalement été remportée par une équipe travaillant au Canada. Pour comprendre, penchons-nous sur le parcours de chacun des quatre protagonistes de l’université de Toronto.
Frederick Banting (1891-1941)
Au Canada, l’histoire de la découverte de l’insuline commence avec Frederick Banting. Né le 14 novembre 1891 à Alliston, en Ontario, une petite ville située à environ 90 km au nord-ouest de Toronto, il est le plus jeune des cinq enfants et passe son enfance dans la ferme familiale de ses parents agriculteurs. Il envisage initialement de mener des études de théologie pour intégrer un ministère méthodiste, mais décide de suivre un cursus artistique. Banting a un jardin secret : il aime la peinture qu’il pratique en amateur. Il abandonne cependant cette voie au bout d’un an. En 1912, il réussit à entrer à l’université pour y suivre des études de médecine à l’Université de Toronto.
Il choisit la chirurgie comme spécialité. Il s’engage dans le service médical de l’armée canadienne en 1915 et obtient son diplôme en décembre 1916. Arrivé en Angleterre au printemps 1917, il est affecté à l’hôpital canadien de Granville à Ramsgate, au service d’orthopédie. Il y reste 13 mois. Promu capitaine, il est envoyé sur le front, au nord de la France, dans un hôpital canadien près de Cambrai. En septembre 1918, en tentant de secourir des soldats, il est gravement blessé au bras droit par un éclat de shrapnel. Sa blessure s’infecte, puis guérit lentement. Il échappe ainsi à l’amputation. Il est décoré de la Croix militaire canadienne pour bravoure.
Après une hospitalisation de neuf mois, Banting débarque à Halifax (Canada) au printemps 1919. Il retravaille ensuite à l’hôpital militaire orthopédique de Toronto pendant plusieurs mois. Après sa démobilisation à l’été 1919, il intègre l’hôpital des enfants malades de Toronto pour y faire un stage d’une année en chirurgie sous la direction du chirurgien chef Clarence Starr.
Malgré son expérience, Banting ne réussit pas à obtenir un poste permanent et déménage au début de l’été 1920 pour s’établir à 180 km de là, à London. Dans cette petite ville de l’Ontario, il ouvre un cabinet privé de médecine générale et de chirurgie. C’est un emplacement pratique car sa fiancée, Edith Roach, travaille comme enseignante dans une ville voisine.
Avec l’aide de son père, il achète une maison au 442 Adelaide Street, aujourd’hui devenue la ‘Banting House’, un site historique national et un musée. Mais il n’a que très peu de patients, en moyenne seulement deux par mois, et n’effectue que des interventions chirurgicales banales. À l’automne, devant l’état calamiteux de ses finances, en mal de patientèle, insatisfait et frustré, Banting se trouve un emploi à temps partiel en tant que prosecteur. Il aide ainsi aux travaux pratiques dans les départements de chirurgie et de physiologie à la petite faculté de médecine de la Western University à London. Il se porte également volontaire pour assister le professeur Frederick R. Miller qui étudie la fonction du cervelet chez le chat. Il s’agit là de la première véritable rencontre de Banting avec le monde de la recherche.
Naissance d’une idée
Le dernier samedi du mois d’octobre 1920, dans la soirée, il rédige ses notes en vue d’une conférence sur le métabolisme des glucides qu’il s’apprête à donner le lundi suivant, 1er novembre. Il a consacré la veille à lire tout ce qu’il pouvait trouver à la bibliothèque de la faculté de médecine sur l’anatomie du pancréas et sa fonction. Cette glande possède à la fois une sécrétion externe (production d’enzymes digestives, dont la trypsine) et une sécrétion interne (impliquée dans la régulation du métabolisme des glucides).
C’est alors qu’il tombe sur le dernier numéro de la revue Surgery, Gynecology and Obstetrics, dans lequel il lit un article de Moses Barron (1884-1974), un pathologiste de l’Université du Minnesota à Minneapolis. Celui-ci y rapporte quatre cas cliniques dont celui d’un patient qui présente un calcul bloqué dans le canal pancréatique, ce qui provoque une atrophie du pancréas exocrine (qui sécrète des enzymes digestives), mais épargne les îlots de Langerhans, composés de petits groupements de cellules et décrits 50 ans plus tôt par un jeune étudiant allemand, Paul Langherans. Le patient ne développe pas de diabète.
Barron décrit également des expériences chez des animaux dont le canal pancréatique a été ligaturé et qui n’ont pas développé de diabète, et ne présentent donc pas de glycosurie, tant que les îlots ne présentent pas de lésions. Barron en conclut que « les îlots sécrètent une hormone directement dans le système lymphatique ou sanguin (sécrétion interne), qui a un pouvoir de contrôle sur le métabolisme des glucides et qui est nécessaire à l’utilisation du sucre par les tissus ».
À la lecture de cet article, dans la nuit du 30 au 31 octobre 1920, Banting est fasciné. Il a la conviction qu’en ligaturant le canal pancréatique (qui conduit dans l’intestin grêle les enzymes fabriquées par les cellules pancréatiques exocrines), on pourrait éviter que la trypsine et d’autres enzymes ne détruisent la précieuse hormone fabriquée par les cellules endocrines du pancréas, celles qui composent les îlots de Langerhans.
Il voit donc dans la ligature du canal pancréatique un moyen d’isoler un extrait pancréatique pouvant servir au traitement du diabète. Il pense en effet qu’il est possible d’y parvenir si les cellules acineuses pancréatiques produisant la trypsine sont détruites par la ligature du canal pancréatique et que la partie restante de la glande est utilisée comme matière première pour produire un extrait efficace.
Il est si enthousiaste qu’il téléphone à son voisin et ancien camarade de classe, William Tew, et s’engage avec lui dans une longue conversation. Banting écrira plus tard : « C’était une de ces nuits où j’étais agité et ne pouvais dormir. J’ai pensé à la conférence et à l’article… Enfin, à environ deux heures du matin, après que la conférence et l’article se soient succédé l’un et l’autre dans mon esprit depuis un certain temps, l’idée m’est venue. Je me suis levé et j’ai écrit l’idée et ai passé la majeure partie de la nuit à y penser ».
Il griffonne ces mots dans son carnet de feuilles détachées sur lequel il écrit « 31 » à l’emplacement où il est noté Oct 30/20 : « Diabetus. Ligate pancreatic duct of dog. Keep dogs alive till acini degenerate leaving Islets. Try to isolate internal secretion of these to relieve glycosurea ». ( « Diabète : ligature des canaux pancréatiques des chiens. Maintenir les chiens en vie jusqu’à ce que les acini dégénèrent laissant les îlots. Essayer d’isoler la sécrétion interne de ces îlots pour soulager la glycosurie »). Il écrit diabetus, au lieu de diabetes. Cette curieuse erreur de graphie est caractéristique des écrits personnels de Banting.
C’est cette note manuscrite, rédigée au deuxième étage du 442 Adelaide Street, qui va déclencher le début de la course à la découverte de l’insuline à Toronto et aboutir à la plus grande découverte médicale du XXe siècle.
La semaine suivante, Banting expose son idée au professeur Frederick R. Miller dont il est l’assistant. Celui-ci l’écoute avec sympathie, mais la Western University de London, qui est avant tout un établissement de formation, ne dispose ni de l’infrastructure ni de l’expertise scientifique pour conduire les expériences nécessaires pour tester l’hypothèse de Banting. Or il se trouve que, non loin de là, un expert internationalement reconnu dans le métabolisme des glucides, John J.R. Macleod, travaille à l’Université de Toronto. Miller et ses collègues de la Western University convainquent Banting de présenter son idée à Macleod.
John James Rickard Macleod (1876-1935)
D’abord étudiant à Aberdeen en Écosse, Macleod poursuit ses études ensuite en Angleterre (la physiologie à Londres, la santé publique à Cambridge) et en Allemagne (la chimie physiologique à Leipzig). En 1903, il se voit proposer la chaire de physiologie à la Western Reserve University de Cleveland (Etats-Unis) où il commence ses travaux sur le métabolisme des hydrates de carbone, avant de partir plus tard pour l’université de Toronto.
Une semaine après avoir lu l’article de Moses Barron, Banting se rend à Toronto pour assister au mariage de la fille du chirurgien Clarence Starr, son ancien mentor lorsqu’il était interne à l’hôpital des enfants malades de Toronto. Banting appelle alors Macleod. Un rendez-vous est fixé au 8 novembre.
Après avoir écouté Banting sur son idée de ligature du canal pancréatique, Macleod se montre sceptique. En effet, il sait mieux que quiconque que plusieurs chercheurs expérimentés ont conduit par le passé plus de 400 expériences visant à utiliser des extraits pancréatiques pour traiter des patients diabétiques et qu’aucune de ces tentatives ne s’est montrée efficace. Mais Banting estime que la raison de ces échecs est due à l’effet destructeur d’une enzyme, la trypsine, sur l’hypothétique hormone hypoglycémiante du pancréas.
Deux ans plus tard, Macleod écrira à propos de cette première rencontre : « J’ai trouvé que le Dr. Banting n’avait qu’une connaissance livresque superficielle des travaux qui avaient été menés sur l’effet des extraits pancréatiques dans le diabète ».
Est-ce grâce à l’énergie et l’enthousiasme que déploie Banting, toujours est-il que Macleod consent à l’accueillir, lui le chirurgien de terrain avec peu d’expérience en recherche et finalement assez naïf, comme bénévole dans son laboratoire. Banting hésite cependant encore à franchir le pas. Il rechigne à fermer définitivement son cabinet médical libéral et à vendre sa maison. Il dit à Macleod qu’il va étudier attentivement son offre.
En décembre 1920, Clarence Starr conseille à Banting de rester à London. Celui-ci doute encore plus et retarde sa décision. Le 8 mars 1921, il contacte Macleod pour savoir si l’offre de faire des recherches était toujours disponible. C’est le cas, mais Banting est toujours incertain. Il envisage de s’enrôler dans le service médical indien et est même sur le point de rejoindre une expédition pétrolière dans les Territoires du Nord-Ouest canadien. Il rompt sa relation amoureuse de quatre ans avec Edith Roach, fille d’un pasteur méthodiste qui s’est installé à Alliston, ce qui facilite sa décision de quitter London.
Après son arrivée à Toronto, Banting rencontre Macleod le 26 avril 1921 pour lancer le projet. Le 14 mai 1921, Banting ferme sa maison à clé. Il surveille l’examen de fin d’études des futurs diplômés de la Western University Western, qui lui offrent une boîte de cigares en signe d’appréciation de son enseignement.
Macleod adjoint à Banting un étudiant de premier cycle, Charles Herbert Best, choisi pour travailler avec lui pendant l’été à la suite d’un tirage au sort avec un autre étudiant, Edward Clark Noble. C’est donc en tirant à pile ou face que Best a été le premier à travailler avec Banting à partir de mai, Noble devant ensuite prendre le relais le mois suivant. Mais avec l’accord de Noble, Best reste finalement travailler aux côtés de Banting. Noble remplace néanmoins Best lorsque ce dernier s’absente courant juin pour suivre pendant quelques jours une formation militaire.
Charles Herbert Best (1899-1978)
Charles Herbert Best est alors âgé de 22 ans. Ce fils de médecin libéral canadien est né et a grandi dans le Maine, aux États-Unis. Après ses années de lycée, il commence des études à l’université de Toronto en 1916. En 1917, alors qu’il entre en première année de licence en physiologie et biochimie à l’Université de Toronto, l’une de ses tantes décède du diabète. Il est enrôlé comme soldat et sert en Angleterre dans l’infanterie au printemps 1918. La guerre terminée, il reprend immédiatement ses études et obtient son diplôme en 1921.
Macleod a élaboré un protocole rigoureux, tirant parti des compétences chirurgicales de Banting, pour créer deux groupes de chiens : d’une part, des chiens chez lesquels le canal pancréatique est ligaturé pour obtenir le matériel source, et d’autre part, des chiens pancréatectomisés, et donc rendus diabétiques, qui recevront les préparations.
Charles Best se forme aux techniques de laboratoire de pointe pour mesurer en temps réel, dans les deux groupes d’animaux, la glycémie, la glycosurie, l’acétone et l’azote dans de petits volumes de sang et d’urine. Il utilise la délicate technique de Myers-Bailey pour mesurer la glycémie et la fastidieuse méthode de Benedict pour déterminer la glycosurie. Au fil des semaines, Banting, le chirurgien, et Best, le biologiste, parviennent à s’entendre.
Macleod, qui a décrit une méthode de préparation d’extraits de pancréas, assiste le 17 mai 1921 à la première pancréatectomie réalisée chez un chien par Banting et Best, dont il supervise les travaux durant les quatre mois suivants. Macleod part ensuite en Écosse pour les vacances d’été.
Une des expériences programmées consiste à injecter, chez un chien rendu diabétique à la suite d’une pancréatectomie, un extrait émulsifié à partir de pancréas atrophié suite à la ligature du canal pancréatique. L’expérience est conduite chez le chien terrier le 30 juillet. Sa glycémie chute de 40 % durant la première heure, mais plus après deux autres injections. Le chien meurt le lendemain, mais aucune autopsie n’est réalisée.
Le 3 août 1921, par une chaleur étouffante, de mauvaises conditions matérielles et après bien des revers (notamment la mort de sept chiens sur dix alloués par Macleod), Banting et Best conduisent des expériences qui montrent finalement que leur extrait, administré quatre fois sur quatre jours, abaisse le glucose sanguin et améliore les symptômes de chiens diabétiques. Bien que les chiens meurent entre six heures et trois jours après avoir reçu leur première injection, tous présentent une baisse de la glycémie après certaines injections.
Les deux chercheurs nomment cette préparation isletin, qui sera rebaptisée plus tard insuline, ignorant que le belge Jean De Meyer a proposé en 1906 le nom d’« insuline » et qu’Edward Albert Sharpey-Schafer a également suggéré le terme « insulin » en 1916.
Banting a notamment réalisé le 3 août 1921 l’ablation du pancréas du chien N°408 pour le rendre diabétique et l’a maintenu en vie en lui injectant de l’extrait pancréatique dérivé de veaux fœtaux, jusqu’à ce qu’il meure quatre jours plus tard. Banting utilise alors du pancréas fœtal, car selon des travaux de 1909 par Jussuf Ibrahim (1877-1953), il ne contient pas encore d’enzymes protéolytiques.
Comme l’écrit l’historien Michael Bliss, le chien 408 est l’un des nombreux chiens qui ont contribué à l’un des véritables miracles de la médecine moderne, à savoir la découverte de l’insuline.
Banting écrit à Macleod pour lui faire part de ses résultats le 9 août 1921. Dans sa réponse, quatre semaines plus tard, Macleod reconnaît que les résultats sont encourageants et consent à l’aider à poursuivre le travail. Pour autant, Banting est irrité par le fait que Macleod lui demande de répéter les expériences et de mener des contrôles afin de s’assurer de la validité des résultats obtenus et donc de prouver de façon irréfutable que l’extrait pancréatique est vraiment efficace.
Pendant cette période, les résultats sont suffisamment prometteurs pour que Banting décide de quitter définitivement la petite ville de London. Il y retourne en septembre pour vendre sa maison du 442 Adelaide Street et se séparer des meubles et des médicaments non utilisés de son cabinet médical.
Alors que la réponse de Macleod au courrier de Banting de se fait attendre, deux autres chiens sont pancréatectomisés, l’un recevant un extrait, l’autre servant de contrôle. Le chien traité est en meilleure forme que l’autre après l’expérience. Dans le même temps, il s’avère que des extraits pancréatiques ayant subi une prédigestion par l’enzyme trypsine conservent néanmoins leur capacité à faire baisser la glycémie des chiens traités. Par ailleurs, quand les extraits de pancréas provenant de chiens au canal pancréatique ligaturé viennent à manquer, les chercheurs s’aperçoivent qu’un extrait provenant de pancréas frais fait aussi bien l’affaire. Il pourrait donc servir de source d’insuline.
L’idée originelle de Banting est erronée
Ainsi, l’idée originelle de Banting d’utiliser un extrait de pancréas provenant d’un chien ayant préalablement subi une ligature du canal pancréatique s’avère donc infondée. Il apparaît donc qu’il n’est pas nécessaire de ligaturer le canal pancréatique pour préserver les cellules pancréatiques sécrétrices d’insuline de l’action de la trypsine. Quelle ironie !
La grande « idée » de Banting n’en était donc pas une, car il s’est avéré qu’elle n’avait pas de fondement physiologique. En somme, s’acharner à extraire la mystérieuse substance hypoglycémiante à partir d’une glande atrophiée (« degenerated pancreas ») suite à la ligature du canal pancréatique était une fausse bonne idée.
L’idée, consistant à empêcher la dégradation des îlots pancréatiques par des enzymes, était erronée dans la mesure où cette action enzymatique n’avait en réalité aucune chance de se produire. Elle n’a pas joué de rôle essentiel dans la découverte de l’insuline. Cette conception erronée n’a cependant eu pour conséquence que de renforcer Banting dans sa volonté farouche de parvenir à extraire un extrait pancréatique, et plus encore de convaincre Macleod de concentrer les efforts de son laboratoire sur la purification, la caractérisation et l’application clinique de l’insuline.
Explication : il existe dans les cellules acineuses du pancréas, un précurseur de la trypsine appelé trypsinogène. Mais celui-ci n’acquiert sa capacité digestive que lorsqu’il atteint l’intestin. La trypsine est donc produite et stockée par le pancréas sous une forme inactive, le trypsinogène. Au moment de la digestion, cette enzyme est acheminée vers l’intestin grêle où elle est activée. Ce n’est qu’alors qu’elle participe à la digestion des protéines. Ni Banting, ni Macleod, ne le savaient au départ. Cela est d’autant plus incompréhensible que Macleod, physiologiste de renom, avait rédigé des traités pour étudiants en médecine qui mentionnait spécifiquement l’inactivité du trypsinogène.
Banting et Best ont donc finalement réalisé que le pancréas frais entier, sans ligature du canal, pouvait servir de source d’insuline. Autrement dit, la trypsine n’était pas le problème, qui était dû en réalité à des impuretés, qui ont fini par être éliminées par la méthode d’extraction avec de l’alcool fortement concentré développée par James Collip.
Lorsque Macleod revient le 21 septembre à Toronto, après ses vacances, le climat est à l’orage lors de sa première réunion avec Banting, qui lui dit souhaiter plus de place dans le laboratoire, de meilleures conditions matérielles et un véritable salaire. Celui-ci se fait menaçant : « Si l’université de Toronto ne pense pas que les résultats sont suffisamment importants, il faudrait que j’aille dans un endroit où ils le seraient ». Ce à quoi Macleod lui rétorque : « En ce qui vous concerne, je suis l’université de Toronto ». Malgré cela, les travaux reprennent car l’espoir d’aboutir est plus que jamais présent dans l’esprit des chercheurs.
Dès l’automne 1921, grâce à leur extrait, Banting et Best parviennent à maintenir en vie pendant soixante-dix jours le chien pancréatectomisé N°33, le seul auquel les chercheurs ont attribué un nom : Marjorie. Banting écrit en note : « “Dog 33, nine weeks after total pancreatomy [sic] (Nov. 18-Jan. 17) ». Là encore, il fait une faute d’orthographe, cette fois sur le mot pancreatectomy. Ce chien 33 est spécial dans la mesure où ce colley femelle a pu survivre, grâce à des injections d’extrait pancréatique, soixante-dix jours après avoir subi l’ablation du pancréas.
C’est à cette période que Best découvre les travaux de Nicolae Paulescu, parus dans une revue française le 23 juillet, où le chercheur roumain rapporte l’effet hypoglycémiant d’extraits de pancréas frais. Nous y reviendrons.
James Bertram Collip (1892-1965)
En décembre 1921, Macleod adjoint à Banting un biochimiste chevronné, James Bertram Collip, pour l’aider à purifier son extrait pancréatique brut. Collip est l’aîné de deux enfants, fils d’un jardinier-fleuriste et d’une institutrice. Il a commencé à étudier la physiologie et la biochimie à Toronto avant de devenir professeur de biochimie à l’université d’Alberta à Edmonton. En 1921, il retourne à Toronto pour une année sabbatique.
Alors âgé de 29 ans, il commence à travailler dans le laboratoire de Macleod sur des extraits de pancréas entier le 12 décembre 1921, après que l’équipe réalise que la ligature du canal pancréatique n’apparaît pas être une étape essentielle pour préparer des extraits efficaces.
Collip développe un test permettant d’évaluer de façon standardisée l’activité de l’insuline in vivo chez le lapin diabétique. Il conçoit également rapidement un protocole d’extraction reposant sur l’utilisation d’alcool à 50°, ce qui permet à la plupart des impuretés de précipiter. Une opération de filtration, suivie par une augmentation de la concentration de l’alcool à 95 %, aboutit finalement à l’obtention d’un extrait dans lequel l’insuline peut être soluble dans une solution saline. L’objectif est atteint le 20 décembre 1921.
Cette avancée technique s’avère cruciale dans la phase finale de la course à la découverte de l’insuline, en ce sens qu’elle permet à la préparation de Banting et Best d’être suffisamment pure et stable pour être utilisée chez l’homme.
Collip refuse cependant de communiquer dans le détail les différentes étapes du procédé de purification de son extrait, ce qui entraîne de vives dissensions et querelles au sein de l’équipe, Banting étant convaincu que Macleod et Collip cherchent à s’attribuer à eux seuls tout le mérite. Pour ces derniers, il reste pourtant encore du travail à accomplir avant d’envisager une utilisation en clinique.
Le 30 décembre 1921, lors du congrès de l’American Physiological Society qui se tient à l’université de Yale (Newhaven, Connecticut), les résultats des travaux de l’équipe de Toronto sont présentés par Banting lors d’une conférence intitulée « The beneficial influences of certain pancreatic extracts on pancreatic diabetes ». Nerveux, Banting est mal à l’aise, d’autant qu’il a du mal à s’exprimer en public. Plusieurs questions sont posées par des personnalités, telles que les docteurs Frederick Allen et Elliott Joslin, Anton Carlson, directeur d’un laboratoire à Chicago, et George Clowes, directeur de recherche de la société Eli Lilly à Indianapolis, qui souhaitait en apprendre davantage sur la procédure d’extraction. En raison, peut-être, de la timidité de Banting, Macleod juge nécessaire, en tant que superviseur, de prendre la parole pour le soutenir et répondre à sa place à plusieurs questions en disant « nous ». Il n’en faut pas plus pour que Banting ait l’impression que Macleod veuille s’attribuer le mérite d’un travail qu’il considère comme étant le sien et celui de Best.
Dans les premiers jours de janvier 1922, Macleod décide de mettre tout son laboratoire au service du projet de production d’un extrait relativement pur.
Le premier article décrivant les résultats de l’administration de 75 doses d’extraits de pancréas dégénéré à des chiens pancréatectomisés est publié le 5 février 1922 dans le Journal of Laboratory and Clinical Medicine sous le titre « The internal secretion of the Pancreas ». Leur extrait contient une substance qu’ils nomment isletin. Ce nom est modifié en avril 1922 pour devenir l’insuline.
Le 11 janvier 1922, un extrait pancréatique de bœuf, nommé « sérum de Macleod », est injecté à un petit garçon souffrant de diabète qui vient d’avoir 13 ans. Le résultat est décevant. Macleod demande alors à Collip d’apporter des améliorations aux extraits pancréatiques. Collip parvient à obtenir un extrait plus pur. Deux semaines plus tard, le petit Leonard Thompson reçoit cinq millilitres par jour de cette nouvelle préparation, du 23 janvier au 4 février 1922 (à l’exception des 25 et 26 janvier). « L’extrait de Collip » se montre efficace et bien toléré. La glycémie passe de 28,9 à 6,7 mmol/L (de 5,2 g/L à 1,2 g/L). La glycosurie chute à zéro.
En mars 1922, le Canadian Medical Association Journal (CMAJ) publie les résultats des chercheurs de Toronto portant sur sept patients sous le titre « Pancreatic extracts in the treatment of diabetes mellitus. Preliminary report ». Banting et Best en sont les deux premiers auteurs, Macleod ne figure pas parmi les signataires.
L’article ne mentionne des travaux de Nicolae Paulescu que ceux de sa première publication, parue le 23 juillet 1921 dans les Comptes rendus des Séances de la Société de Biologie, mais pas celle, plus complète, intitulée « Action de l’extrait pancréatique dans le sang chez un animal diabétique » et publiée en août 1921 dans cette même revue.
Dans un paragraphe, Paulescu déclare : Si chez un animal, diabétique par ablation du pancréas, on injecte dans une veine jugulaire, un extrait pancréatique, on constate une diminution, ou même une suppression passagère, de l’hyperglycémie, et aussi une diminution ou même une suppression passagère de la glycosurie… Les mêmes effets (…) s’observent aussi lorsqu’on injecte l’extrait pancréatique, non plus dans une veine périphérique, mais dans une branche de la veine porte (…) ».
Quand les chercheurs canadiens citent ces mêmes travaux, ils écrivent : « Paulescu has recently demonstrated the reducing effect of whole gland extract upon the amounts of sugar, urea and acetone bodies in the blood and urine of diabetic animals. He states that injections into peripheral veins produce non effect and his experiments show the second injections do not produce such marked effect as the first ». (Paulescu a récemment démontré l’effet réducteur de l’extrait de glande entière sur les quantités de sucre, d’urée et de corps cétoniques dans le sang et l’urine des animaux diabétiques. Il affirme que les injections dans les veines périphériques ne produisent aucun effet et ses expériences montrent que les secondes injections ne produisent pas un effet aussi marqué que les premières).
Les chercheurs canadiens indiquent donc que les effets biologiques de l’extrait pancréatique de Paulescu ne sont pas reproductibles après une seconde injection intraveineuse et que l’effet n’est pas identique lorsque l’extrait est administré dans une veine centrale, contrairement à ce qui est observé après injection dans une veine périphérique. Ces deux affirmations sont donc erronées, car totalement à l’opposé de ce qu’a écrit Paulescu en français.
Lorsque le 8 octobre 1969, le chercheur roumain Ion Pavel, ancien élève de Paulescu, demande à Charles Best de s’expliquer sur la raison pour laquelle le travail de Paulescu a été incorrectement cité par Banting et Best, celui-ci lui répond, le 15 octobre : « I regret very much that there was an error in our translation of Professor Paulescu’s article. I cannot recollect, after this length of time, exactly what happened. As it was almost fifty years ago I do not remember whether we relied on poor French or whether we had a translation made. In any case I would like to state how sorry I am for this unfortunate error and I trust that your efforts to honor Professor Paulescu will be rewarded with great success ». (« Je regrette vraiment cette erreur de traduction de l’article de Paulescu. Je ne me souviens plus, si longtemps après, de ce qui s’est réellement passé. Je ne sais plus si c’était à cause de notre mauvaise connaissance du français ou si nous avons fait faire une traduction. Toujours est-il que je souhaite m’excuser pour cette regrettable erreur et souhaite que vos efforts pour honorer le professeur Paulescu aboutissent »). Une chose est sûre : Banting n’a jamais parlé de cela en public, affirmant même dans une seconde lettre que lui et Banting étaient les seuls découvreurs de l’insuline.
Marc Gozlan (Suivez-moi sur Bluesky, X, Facebook, LinkedIn, Mastodon)