3e épisode :
Nicolae Constantin Paulescu : aussi brillant qu’ignominieux
De tous les pionniers qui ont été proches de remporter la course à la conquête de l’insuline, il en est un dont l’histoire mérite qu’on s’y attarde : Nicolae Constantin Paulescu.
Il est né à Bucarest (Roumanie) en 1869, la même année où Paul Langherans publie sa thèse dans laquelle il annonce avoir découvert les fameux îlots du pancréas qui portent aujourd’hui son nom.
Interne à Paris
Il arrive à Paris à l’automne 1888 pour poursuivre ses études de médecine. Il passe avec brio l’examen pour devenir interne à l’Hôtel-Dieu.
En 1897, il obtient son doctorat et est nommé chirurgien à Notre-Dame du Perpétuel Secours, sous la direction de son mentor Étienne Lancereaux, qui avait été l’un des premiers à reconnaître en 1877 l’origine pancréatique du diabète et en à distinguer deux formes cliniques, le diabète gras et le diabète maigre.
Paulescu décroche ensuite un doctorat en sciences chimiques et en sciences naturelles. Il entame une collaboration en 1889 avec le Pr Albert Dastre qui occupe la chaire de physiologie générale de la Sorbonne à la suite de Claude Bernard et de Paul Bert.
Retour en Roumanie
Grâce à sa réputation grandissante, Paulescu se voit confier le titre de professeur de la chaire de médecine de l’université de Fribourg, mais décide de retourner à Bucarest où il devient en 1904 chef du département de physiologie de la faculté de médecine de Bucarest et professeur de clinique médicale l’année suivante. Il exerce également dans la capitale roumaine en tant que médecin à l’hôpital Saint Vincent de Paul.
Il publie en 1908 une technique d’ablation de l’hypophyse (glande endocrine située à la base du cerveau) chez l’animal. Il décrit une voie d’abord crânienne latérale qui permet d’atteindre l’hypophyse et d’en faire l’ablation complète en épargnant l’os temporal. Harvey Cushing, pionnier américain de la neurochirurgie, reconnaît le caractère novateur de cette procédure qui entraîne une moindre mortalité que la voie d’abord passant par le pharynx utilisée jusqu’alors.
Paulescu rédige, en collaboration avec Lancereaux qui pense que l’origine du diabète se situe dans le pancréas, un traité de médecine en quatre volumes de 3 850 pages. Dans cet ouvrage monumental, il expose une nouvelle théorie selon laquelle la sécrétion antidiabétique du pancréas ne contrôle pas seulement l’assimilation du sucre par les tissus, mais participe également au métabolisme de tous les nutriments : les hydrates de carbone, les lipides et les protéines.
Influencé par les travaux de Zülzer de 1908, Paulescu se lance en 1916 dans des travaux n’ayant qu’un but, celui d’isoler le mystérieux principe actif hypoglycémiant de la sécrétion interne du pancréas. Il se voit cependant contraint de fermer son laboratoire la même année car la Roumanie est occupée militairement durant la Première Guerre mondiale. Le 16 décembre 1916, la ville de Bucarest est conquise par l’armée allemande.
Tous les documents de recherche rédigés entre 1916 et 1919 ne seront publiés que les années suivantes. C’est notamment le cas d’un traité de physiologie dans lequel il décrit une technique originale de pancréatectomie employée en août 1916, mais qui sera publiée en 1920. Le chercheur y décrit également la méthode d’obtention d’une solution saline d’extrait pancréatique bovin, purifié au moyen d’acide chlorhydrique et de soude caustique, et la réalisation de quatre expériences conduites entre le 12 novembre et le 29 décembre 1916.
Ce n’est qu’en 1921 que Paulescu communique les résultats de ses expériences. Cette année-là, il fait plusieurs communications scientifiques devant la section roumaine de la Société de Biologie de Paris, d’abord le 21 avril, puis le 19 mai, et enfin le 23 juin. S’ensuivent quatre brèves publications, rapportant neuf expériences, dans le numéro du 31 août 1921 dans les Comptes rendus des Séances de la Société de Biologie.
Le résumé précise notamment que l’administration intraveineuse d’extrait pancréatique dans la veine jugulaire, ou dans la veine porte, entraîne la suppression temporaire de l’hyperglycémie et de la glycosurie, et une diminution de la concentration de l’urée et des corps cétoniques dans le sang et dans l’urine. Les effets sur le sucre sanguin commencent peu de temps après l’injection, atteignent un maximum environ deux heures après et durent pendant douze heures. Parallèlement aux changements du glucose sanguin, il observe une diminution du glucose urinaire. Il précise enfin que l’effet dépend de la quantité de la glande pancréatique qui a été administrée. L’effet hypoglycémiant est donc dose-dépendant.
La pancréine
Paulescu nomme « pancréine » cette substance soluble dans l’eau, qui après avoir été injectée par voie intraveineuse à un chien rendu diabétique par l’ablation du pancréas, est capable d’abaisser la glycémie. Il conclut ainsi : « Cette découverte, qui jette une lumière vive sur la pathogenèse du diabète, nous donne aussi la clé pour le traitement du diabète ».
La piste menant à la découverte de l’insuline se dessine donc clairement. Pour autant, Paulescu n’a pas été en mesure d’apporter la preuve qui manquait, à savoir que la pancréine présentait un intérêt thérapeutique chez l’homme, autrement dit chez les patients diabétiques.
Le 3 août 1921, il rassemble ses résultats dans un long article complet ayant pour titre « Recherche sur le rôle du pancréas dans l’assimilation nutritive ». Ce manuscrit sur le principe actif hypoglycémiant pancréatique est accepté pour publication le 22 juin et publié le 31 août dans les Archives Internationales de Physiologie, prestigieuse revue à l’époque, éditée simultanément à Liège et Paris et que tous les physiologistes connaissent. Cette publication précède de quelques mois celle de l’équipe des chercheurs de l’université de Toronto.
Dans son article, Paulescu décrit les résultats de 12 expériences conduites entre le 12 novembre 1920 et le 14 mai 1921 et montre que l’effet hypoglycémique d’un extrait aqueux de pancréas purifié au moyen d’acide chlorhydrique puis de soude caustique (NaOH) est associé à une baisse de la glycémie et de l’acétonurie chez des chiens pancréatectomisés. L’administration d’une solution saline ou d’extrait de rate, qui sert d’expérience contrôle, n’a en revanche aucun effet.
Dans cet article brillant sur le plan expérimental, Paulescu dresse la liste de ses conclusions, à savoir que « si chez un animal diabétique par l’ablation du pancréas, on injecte, dans la veine jugulaire, un extrait pancréatique, on constate une diminution et une suppression passagère de l’hyperglycémie, qui peut être remplacée par de l’hypoglycémie, et aussi une diminution et même une suppression passagère de la glycosurie ; une diminution considérable de l’urée sanguine, ainsi que de l’urée urinaire ; une diminution notable de l’acétonémie ainsi que de l’acétonurie [présence de corps cétoniques dans le sang et dans l’urine ».
En réussissant à mettre au point une méthode simple d’extraction de la pancréine, qui n’est rien d’autre que l’insuline, et à montrer son efficacité et sa non-toxicité chez l’animal, Paulescu franchit là une étape majeure dans la course vers un traitement du diabète. Mais il n’en reste pas moins que l’intérêt thérapeutique chez l’homme de cet extrait pancréatique n’est alors toujours pas démontré.
Ces dates témoignent a posteriori de la compétition entre les équipes qui s’acharnaient à isoler la substance hypoglycémiante contenue dans la sécrétion interne du pancréas. Il apparaît que l’article de Paulescu, publié le 31 août 1921, précède de trois mois la communication de Banting et Best sur l’islétine parue le 14 novembre dans le Physiological Journal Club de l’université de Toronto. Elle est également antérieure à celle intervenue, en décembre 1921, lors du congrès de l’American Physiological Society. Tout cela a alimenté une vive polémique quant à savoir qui est le véritable découvreur de l’insuline, d’autant que les communications et les écrits de Paulescu avaient été rendus publics et que Banting et Best en avaient eu connaissance.
Banting et Best publient leurs résultats dans le Journal of Laboratory and Clinical Medicine en février 1922, soit six mois après la publication de l’article de Paulescu dans les Archives Internationales de Physiologie. Les chercheurs canadiens citent les travaux de Paulescu mais d’une façon qui peut être interprétée comme une tentative de minimiser l’apport du chercheur roumain. Nous y reviendrons.
Paulescu obtient le 10 avril 1922 du ministère roumain de l’industrie et du commerce roumain l’enregistrement d’un brevet pour la pancréine (N°6254) intitulé « La pancréine et le procédé de sa fabrication », sur la base d’un dossier montrant son efficacité et sa non-toxicité chez l’animal.
Il injecte sa préparation par voie rectale à deux patients diabétiques, mais les effets secondaires montrent qu’elle n’est pas assez pure. Il travaille ensuite, seul, à la purification de son extrait afin de le débarrasser de protéines contaminantes, mais sans succès.
Les travaux de Paulescu sont restés expérimentaux et n’ont pas été validés sur le plan clinique, ce qui devait évidemment être le but ultime de ce type de recherche. Ce n’est qu’en mars 1924, alors que les premiers patients avaient déjà été traités par l’insuline à Toronto, qu’un article de Paulescu sur le traitement du diabète paraît dans la revue La Presse Médicale.
Lorsqu’en 1923 le prix Nobel de médecine a été attribué à Banting et Macleod, Paulescu a immédiatement envoyé une lettre au Comité Nobel, en date du 6 novembre, pour revendiquer l’antériorité de ses travaux dans la découverte de l’insuline. Il estimait que les chercheurs canadiens n’avaient fait que répéter ce qu’il avait dit avant eux sur la baisse de la glycémie et de la glycosurie provoquée chez un chien diabétique par des injections intraveineuses de son extrait pancréatique.
Cette année-là, ni Paulescu, ni Zülzer, ne faisaient partie des nominations, pas plus d’ailleurs que Minkowski, pourtant nommé plusieurs fois auparavant, mais pas en 1923. À ce propos, il importe de savoir que cette procédure de nomination est, à chaque attribution du prix Nobel, un préalable indispensable à la désignation des lauréats. Ceux-ci sont en effet choisis, par le comité Nobel, parmi les nommés, désignés chaque année sur proposition d’autres chercheurs internationaux.
Le 15 septembre 1925 (deux ans après l’attribution du prix Nobel), Frederick Banting a quelques mots pour Paulescu lors de son discours de cérémonie de remise du prix à Stockholm. Il cite alors brièvement le chercheur roumain comme un des précurseurs, se contentant de dire que celui-ci avait également rapporté des résultats favorables : « Paulescu also briefly reports favorable results ».
Quelques mois plus tôt, l’autre lauréat du prix Nobel, John Macleod, a reconnu les mérites de Paulescu. Le 26 mai 1925, lors de son discours devant l’Assemblée Nobel, il déclare qu’il convient également de mentionner les travaux plus récents de Paulescu, qui a préparé des extraits ayant des effets très marqués sur le sucre et l’urée du sang des animaux diabétiques. (« Special reference must also be made to the more recent work of Paulescu who prepared extracts having very decided effects on the sugar and the urea of the blood of diabetic animals »).
En 2001, à Bucarest, une statue en bronze a été inaugurée en présence du président roumain Ion Iliescu et du président de l’International Diabetes Federation (IDF), Sir George Alberti, à l’occasion du 80e anniversaire de la publication de son article sur la découverte de la pancréine.
Bien des années plus tard, des scientifiques, dont Eric Martin de l’université de Genève et l’écossais Ian Murray, tentent de réhabiliter l’image de Paulescu. Murray, qui est professeur de physiologie à l’Anderson College of Glasgow, vice-président de la British Association of Diabetes et membre fondateur de l’International Diabetes Federation, affirme que Paulescu est le véritable découvreur de l’insuline. Le physiologiste roumain Ion Pavel lutte pour faire reconnaître ses mérites dans la découverte de l’insuline. À sa demande, lors du 7e congrès de l’IDF qui se tient à Buenos Aires (Argentine), un comité est constitué pour débattre des résultats de la recherche dans la découverte de l’insuline.
Un rapport final est publié en 1971. Le document souligne avant tout l’importance de l’utilisation clinique de l’insuline, sans prêter beaucoup d’attention aux étapes qui ont jalonné au fil du temps la course au traitement du diabète.
On peut y lire que « Si l’isolement d’une substance implique la préparation sous forme pure, comme l’implique d’ailleurs le mot isolement, Banting et Best n’ont pas isolé l’insuline. Ce qu’ils ont fait, c’est produire pour la première fois des extraits pancréatiques contenant cette substance qui convenait à l’injection sous-cutanée chez l’animal et chez l’homme, un tel traitement s’est avéré très efficace pour contrôler les symptômes du diabète sucré chez les chiens diabétiques et les patients humains ».
Les auteurs du rapport soulignent : « Il ne fait guère de doute que Paulescu, ainsi que Banting et Best, ont obtenu un extrait pancréatique contenant de l’insuline, et que la pancréine et l’insuline présentes dans les extraits bruts dans lesquels l’hormone a été obtenue pour la première fois, sont la même substance. Il ne fait aucun doute que le Professeur N.C. Paulescu doit être félicité pour les succès qui ont couronné ses observations expérimentales », avant d’ajouter : « Mais il fallait plus que de la physiologie expérimentale pour que l’insuline devienne disponible sous la forme et à l’échelle dont on en avait rapidement besoin pour un usage thérapeutique. Les ressources nécessaires impliquaient non seulement la production à grande échelle d’un matériau d’un raffinement tel qu’il n’y ait pas de réaction d’irritation lors de l’injection sous-cutanée chez l’être humain, mais aussi la standardisation biologique de l’hormone et les tests cliniques approfondis du produit standardisé ».
Plus récemment, à l’occasion de la 41e réunion annuelle de l’European Association for the Study of Diabetes (EASD), un symposium d’experts internationaux intitulé « Qui a découvert l’insuline ? » a été organisé le 8 septembre 2005 à Athènes (Grèce) dans le but de déterminer les principales contributions ayant abouti à cette découverte. À l’issue de cette réunion, les organisateurs n’ont finalement pas fait de déclaration officielle et le vote qui avait été annoncé n’a jamais eu lieu.
Paulescu est nommé en 2001, à titre posthume, membre de l’Académie roumaine. En 1993, l’Institut du diabète, de nutrition et des maladies métaboliques de Bucarest est rebaptisé à son nom. La Roumanie a édité, en 1994 et 1999, deux timbres à son effigie.
Le 27 août 2002, lors du congrès mondial de l’IDF à Paris, réunissant des experts en diabétologie, la décision est prise de dévoiler un buste en bronze du chercheur roumain à l’Hôtel-Dieu, dans le but de rétablir la mémoire de celui que de nombreuses personnes, y compris ses compatriotes, estiment être le véritable pionnier de la découverte de l’insuline. Sont notamment invités à cette cérémonie George Alberti, le président de l’IDF, le Pr Philippe Halban, président de l’EASD et le Pr Gérard Slama, chef du service de diabétologie de l’Hôtel-Dieu à Paris. L’ambassade de Roumanie est également conviée.
Politicien antisémite
Mais voilà que tout est annulé au dernier moment. En effet, il est venu aux oreilles de l’IDF et de l’EASD que le centre Simon Wiesenthal de Los Angeles, qui traque les criminels nazis en fuite ou exilés et œuvre pour la mémoire de la Shoah, a envoyé un message au ministre de la santé français et à l’ambassadeur de Roumanie en France. Le lendemain, 26 août, la nouvelle est annoncée dans le journal Le Monde avec pour titre : « Paris manque de célébrer l’inventeur antisémite de l’insuline ».
Des éléments historiques jusqu’alors inédits sont révélés. Les activités politiques de Paulescu sont mises en lumière et discutées au sein de la communauté diabétologique. Il s’avère que Paulescu s’est associé en 1922 au politicien d’extrême droite A.C. Cuza pour fonder l’Union chrétienne nationale, un parti antisémite et nationaliste radical qui a adopté la svastika comme symbole officiel. Un an plus tard, ils ont créé la Ligue de défense nationale chrétienne, conservant une croix gammée noire au centre du drapeau tricolore roumain en tant que symbole de leur nouveau parti. Paulescu a été vice-président de cette Ligue et a dirigé la section d’Ilfov, déclarant lors de l’inauguration : « La Grande Roumanie est comme un fruit splendide d’une beauté stupéfiante. Mais elle porte dans son jardin un parasite qui la suce tout entière. Ce ver pur est le youpin (…) ».
En 2004, l’Institut Elie Wiesel de Bucarest publie un rapport final de la Commission Internationale sur l’Holocauste en Roumanie, qui souligne l’impact des publications antisémites de Paulescu. On peut lire que sa haine des juifs est si totale dans ses pamphlets qu’il va jusqu’à évoquer la possibilité « d’exterminer les parasites infestants de la même manière que l’on tue les punaises de lit » et qu’il suggère que « ce serait le moyen le plus simple, le plus facile et le plus rapide de se débarrasser d’eux ».
C’est exactement durant les années où il mène ses importantes recherches sur l’insuline que Paulescu rédige ses horribles écrits antisémites. Dans un chapitre d’un ouvrage paru en 2020, Viktor Jörgens, qui a été entre 1988 et 2015 président-exécutif de l’EASD et de l’EFSD (European Foundation for the Study of Diabetes), déclare : « Aujourd’hui, nous savons qu’avec Paulescu, nous avions un horrible fasciste au sein de notre communauté de recherche sur le diabète. Heureusement, il n’a pas reçu le prix Nobel. Quelle devrait en être la conséquence aujourd’hui ? Effacer son mérite scientifique ? Ses découvertes ont été publiées et ont peut-être contribué à faire progresser la découverte de l’insuline. Mais honorer son nom par des monuments, des timbres ou des prix scientifiques semble inapproprié à la lumière de son passé politique. Rétrospectivement, nous avons honte de ne pas nous être opposés, par ignorance de son passé, à des honneurs exagérés pour cet antisémite virulent ».
Paulescu est mort le 17 juillet 1931 de complications rénales liées à un cancer de la vessie, avant que ses amis politiques n’arrivent au pouvoir et que la Roumanie devienne membre de l’alliance nazie pendant la Seconde Guerre mondiale.
Fin du troisième épisode de notre série sur la découverte de l’insuline. À suivre.
Marc Gozlan (Suivez-moi sur Bluesky, X, Facebook, LinkedIn, Mastodon)