C’est l’histoire d’un Saoudien de 85 ans, atteint d’un diabète de type 2 depuis vingt ans, qui n’a jamais bu une goutte d’alcool. Il suit un régime alimentaire et a longtemps été traité par hypoglycémiants par voie orale. Son diabète a nécessité un traitement par insuline depuis plus de cinq ans afin d’améliorer le contrôle de la glycémie. Depuis les trois dernières années, il présente des épisodes de constipation qui peuvent durer plusieurs jours.
Ce patient âgé est hospitalisé dans le département de médecine interne de la faculté de médecine de l’université Al Jouf (Al-Jawf, Arabie saoudite) pour un état ébrieux et une altération de l’état mental. Une semaine auparavant, sa femme, qui s’occupe habituellement de lui, est tombée malade et n’a pas pu le veiller comme à l’accoutumée. Son état clinique s’est détérioré. Il a présenté une incontinence urinaire et fécale, une agitation, s’est mis à insulter et à menacer son entourage, refusant toute aide, n’acceptant pas de se laver ni qu’on lui change ses vêtements souillés. Il n’a pas fait de crise épileptique durant cet épisode.
Une semaine plus tard, sa femme se remet de sa maladie et s’occupe de nouveau de lui. C’est alors qu’elle remarque que les urines de son mari ont une teinte laiteuse et que son état mental se détériore grandement. Le patient, qui pèse 60 kg pour 1,70 m, est transféré à l’hôpital. Il est confus, désorienté dans le temps et dans l’espace, étourdi et déshydraté. Ses signes vitaux sont stables. L’examen clinique ne montre rien de particulier.
Un bilan biologique complet est réalisé. Celui-ci indique la présence d’une hyperglycémie mais avec une hémoglobine glyquée (HbA1c) inférieure à 7,6 %, ce qui témoigne d’un contrôle glycémique plutôt satisfaisant. On rappelle que l’hémoglobine glyquée est le pourcentage d’hémoglobine ayant fixé du glucose dans le sang. Cet examen de référence pour surveiller l’évolution du diabète est le reflet de la glycémie moyenne des trois derniers mois. Sa valeur augmente lorsque la glycémie moyenne est élevée. Le diabète est considéré comme équilibré si l’HbA1c est inférieur ou égal à 7 %.
Les examens biologiques révèlent un taux élevé d’éthanol (alcool éthylique) dans le sang (100 mg/dL) mais également dans l’urine, qui est trouble. La biologie urinaire montre la présence d’éthanol (580 mg/dL) et de glucose (glycosurie élevée, dite « positive à trois croix » et symbolisée +++). L’examen au microscope de l’urine montre la présence de grandes cellules de levure. La mise en culture des urines permet d’identifier des colonies de Candida, plus précisément de C. albicans. Ce champignon microscopique est notamment sensible à l’amphotéricine B.
Le patient a été réhydraté. Son traitement par insuline a été réajusté. Un antifongique (Fungizone®) lui a été prescrit pendant cinq jours par voie intraveineuse pour venir à bout de son infection à C. albicans. Ces mesures ont permis de rapidement contrôler la glycémie du patient, qui a retrouvé toute sa conscience, s’est montré coopératif et a cessé d’être désorienté. La biologie urinaire s’est normalisée. Aucune trace d’éthanol ou de levures n’a alors plus été observée.
Le cas de ce patient a été rapporté dans un article publié en mai 2021 sur F1000Research, site qui publie en accès libre des articles de recherche en biologie et médecine.
Fermentation vésicale
Comment une personne qui n’a jamais avalé la moindre goutte d’alcool peut-elle avoir dans le sang et les urines un taux élevé en éthanol ? La réponse tient au fait que ce patient saoudien présente ce que l’on appelle un « syndrome d’auto-brasserie urinaire », encore appelé « syndrome de fermentation vésicale ».
En d’autres termes, ce sont les levures présentes dans sa vessie qui ont produit de l’éthanol. On sait par ailleurs que le diabète représente un facteur de risque pour la présence de levures Candida dans les urines.
Ce syndrome diffère du syndrome d’auto-brasserie habituel (ou syndrome de fermentation intestinale) dans lequel les glucides présents dans l’alimentation sont convertis en éthanol par des levures résidant dans le tube digestif. De façon similaire, les patients atteints de ce syndrome présentent un état d’ébriété alors qu’ils ne consomment pas de boisson alcoolisée.
Seulement deux cas cliniques de syndrome d’auto-brasserie urinaire chez des patients diabétiques avaient été antérieurement rapportés dans la littérature médicale internationale*.
En 2020, une équipe américaine avait décrit le cas d’une femme de 61 ans souffrant de cirrhose du foie et d’un diabète mal contrôlé. Cette patiente était sur liste d’attente pour recevoir une greffe de foie. Les analyses urinaires avaient montré la présence de la levure Candida glabrata. Fort heureusement, après avoir compris la raison de la présence d’alcool dans l’urine de cette patiente, le cas de cette femme fut à nouveau reconsidéré par les médecins en vue d’une transplantation hépatique, étant désormais établi qu’elle n’était pas alcoolique.
En 2005, des médecins américains ont présenté dans l’American Journal of Forensic Medicine and Pathology le cas d’une patiente de 19 ans chez laquelle des taux élevés d’éthanol avaient été détectés dans la vessie à l’autopsie. La jeune femme avait été victime d’un arrêt cardiaque secondaire à une acidocétose diabétique, complication métabolique aiguë du diabète. La levure Candida glabrata avait été identifiée à l’examen microscopique et après culture des prélèvements urinaires.
Marc GOZLAN (Suivez-moi sur Twitter, Facebook, LinkedIn)
* En 2016, une étude pakistanaise publiée dans la revue en ligne Advancements in Life Science avait fait état de taux élevés d’éthanol (3 g/L dans le sang et 6 g/L dans l’urine) chez un patient souffrant depuis plus de cinq ans de diabète type 2 (glycémie supérieure à 2,5 g/L) et ne consommant pas d’alcool. Les auteurs n’avaient cependant pas recherché la présence de Candida dans l’urine, mais avaient suggéré que ces levures étaient à l’origine de la production endogène d’éthanol chez ce patient diabétique.