Les abeilles prélèvent le nectar des fleurs pour se nourrir. Ce liquide sucré, qui leur fournit l’énergie pour vivre, est aspiré par leur langue qu’elles plongent dans les fleurs à une fréquence de cinq fois par seconde. Le contenu en sucre dans le régime alimentaire des abeilles peut atteindre jusqu’à 60 %, ce qui provoque généralement des symptômes métaboliques associés au diabète chez d’autres animaux, la drosophile par exemple. Alors, comment se fait-il que les abeilles ne développent pas d’hyperglycémie ? Des chercheurs chinois en dévoilent les raisons dans un article publié le 26 août 2024 dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences américaine (PNAS).
Benfeng Han, Xin Zhou et leurs collègues du département de microbiologie et d’immunologie de l’université agricole de Chine (Pékin) montrent que tout se joue au niveau de la flore bactérienne intestinale, autrement dit de leur microbiote intestinal.
Ces travaux s’appuient sur des recherches récentes qui ont montré que, chez ces insectes, la disparition du microbiote intestinal perturbe la voie de signalisation type insuline (insulin-like pathway) et altère le profil métabolique. Il existe en effet chez les invertébrés des molécules de type insuline (appelées ILP pour insulin-like peptides), impliquées dans la croissance larvaire et le métabolisme.
Cinq grands groupes de bactéries composent le microbiote intestinal de l’abeille
L’abeille mellifère possède un microbiote intestinal spécialisé, composé principalement de cinq groupes de communautés bactériennes (phylotypes) : Gilliamella, Snodgrassella, Bifidobacterium, Lactobacillus Firm-4 et Lactobacillus Firm-5. Le microbiote intestinal des abeilles joue un rôle clé dans la digestion des polysaccharides alimentaires et dans leur utilisation ultérieure. Les travaux publiés dans les PNAS apporte un éclairage nouveau sur la relation qui relie le microbiote intestinal et son hôte au niveau métabolique et énergétique.
Les chercheurs ont dans un premier temps montré que les abeilles dont le microbiote est appauvri présentent un taux de sucre élevé dans l’hémolymphe (liquide circulatoire) et un métabolisme énergétique réduit en raison d’une expression génétique diminuée des gènes codant les insulin-like peptides (ILP), proches de l’insuline.
Des abeilles colonisées ou non par le microbiote intestinal
À leur émergence, autrement dit à leur éclosion de la pupe, les abeilles sont dépourvues de microbiote. Celui-ci s’acquiert, dans les premiers jours de la vie, par contact avec les congénères, les aliments (miel, pollen et pain d’abeille) et les éléments de la ruche. Chez l’abeille, la flore bactérienne intestinale est principalement confinée dans l’intestin postérieur (iléon, rectum).
Pour conduire leurs expériences, les chercheurs ont utilisé des abeilles tout juste sorties de leur pupe et dépourvues de microbiote intestinal (groupe contrôle). Après leur émergence, d’autres abeilles ont été colonisées soit avec un microbiote intestinal conventionnel (provenant de plusieurs abeilles ouvrières), soit avec un microbiote intestinal minimaliste, composé de cinq souches bactériennes, chacune représentant une des cinq genres de bactéries intestinales précitées.
Les abeilles de ces trois groupes ont été élevées dans des cages et nourries avec du pollen stérile et du sirop de sucrose 50/50 (50 % d’eau, 50 % de sucre). Il a été montré que l’activité des gènes ilp codant les insulin-like peptides (ILP) est diminuée chez les abeilles dépourvues de microbiote, contrairement à ce que l’on observe dans les deux autres groupes. De plus, chez ces abeilles, la déplétion du microbiote intestinal est associée à un taux significativement élevé de glucose. En revanche, dans les deux autres groupes qui, eux, possèdent un microbiote normal ou minimal, le taux de glucose était similaire.
Par la suite, les expériences ont porté sur les abeilles qui avaient été inoculées avec un microbiote minimal composé de bactéries appartenant uniquement aux cinq grandes familles de bactéries intestinales. Les chercheurs ont mesuré l’activité du gène ilp (dans leur tête) et évalué le taux de glucose (dans l’hémolymphe) après une privation alimentaire de 12 heures. L’expression du gène ilp était très diminuée, de même que le taux de glucose, après ce jeûne forcé. Un jeûne supérieur à 12 heures s’accompagnait d’une réduction de la survie des abeilles.
Les chercheurs ont alors imposé ce même jeûne de 12 heures aux abeilles possédant un microbiote minimal et à celles dépourvues de microbiote, puis les ont nourries avec du sirop de glucose.
Les abeilles non colonisées par le microbiote présentent des troubles métaboliques apparentés au diabète
Les résultats ont montré que le groupe sans microbiote présentait constamment des niveaux plus élevés de glucose dans l’hémolymphe par rapport aux abeilles ayant un microbiote minimal. Il ressort de ces expériences que les abeilles dépourvues de bactéries intestinales présentent des symptômes similaires à ceux du diabète humain, indiquent les auteurs de l’étude. De fait, les abeilles avec déplétion du microbiote avaient un métabolisme diminué, avec une expression réduite des gènes impliqués dans le métabolisme des glucides, des acides aminés et des acides gras.
Les chercheurs ont également évalué la capacité de stockage des lipides au niveau abdominal. Il s’avère que les abeilles dépourvues de microbiote intestinal présentent un syndrome semblable au diabète de type 1 chez l’homme, avec une utilisation altérée du glucose, une réponse anormale en réponse à un jeûne prolongé, qui entraîne des anomalies de dégradation des lipides lorsque l’organisme ne dispose plus de réserves glucidiques suffisantes.
Ces scientifiques ont ensuite entrepris une étude métabolomique, consistant en l’identification non ciblée de l’ensemble des métabolites produits par le microbiote intestinal des abeilles. Il ressort que le succinate, produit spécifiquement par le groupe de bactéries Lactobacillus Firm-5, joue un rôle crucial dans le métabolisme des abeilles. Ce métabolite est principalement le produit final de fermentation réalisée par ces bactéries.
Il s’avère que, chez les abeilles dépourvues de microbiote, la colonisation par Lactobacillus Firm-5 a entraîné un taux significativement plus élevé de succinate que lorsque d’autres groupes de bactéries ont été transplantés chez ces hôtes.
De même, il a été observé que les abeilles colonisées par Lactobacillus Firm-5 présentaient une baisse significative des taux de glucose dans l’hémolymphe, en même temps qu’une expression accrue d’insulin-like peptide dans la tête. Enfin, une supplémentation en succinate à des abeilles dépourvues de microbiote diminue grandement l’hyperglycémie dans l’hémolymphe via une stimulation de l’expression de l’ILP.
Le succinate, métabolite intestinal, régule le métabolisme de l’abeille
Il apparaît que le succinate produit par Lactobacillus Firm-5 active l’expression du gène ilp et régule le métabolisme des abeilles. Ce métabolite intestinal module l’activité de ce gène par l’intermédiaire de son action sur la néoglucogenèse intestinale, processus par lequel du glucose est synthétisé à partir de composés non glucidiques. Le glucose ainsi produit est détecté par des mécanismes qui sont encore à découvrir chez l’abeille. Après quoi un signal est envoyé aux régions du cerveau régulant la prise alimentaire et le contrôle glycémique.
Cette étude illustre donc le rôle central du microbiote intestinal sur la production de l’insulin-like peptide et dans l’équilibre métabolique de l’abeille hôte. Plus précisément, elle souligne le rôle crucial que joue le succinate dans le maintien de l’équilibre du métabolisme énergétique à l’échelle de l’organisme, ce que l’on appelle l’homéostasie métabolique.
Il y a loin de l’abeille à l’homme
Les chercheurs chinois, dont l’unique sujet d’étude était les abeilles, se gardent bien d’écrire le moindre mot sur le rôle du succinate dans le diabète chez l’homme. Et pour cause : les taux sanguins de succinate sont élevés chez les patients vivant avec une obésité et un diabète de type 2 (DT2). Dans le DT2, il est difficile de savoir si la stratégie devrait consister à réduire le taux de succinate en administrant des bactéries (probiotiques) utilisant le succinate, ou, à l’inverse, utiliser des germes producteurs de succinate.
Pour en savoir plus sur le rôle du succinate dans le diabète de type 2 (DT2), on peut se référer à un article consacré à ce thème en mars 2024 et publié dans la revue Diabetologia.
Chez l’homme, le succinate, qui joue un rôle clé dans le métabolisme énergétique, a deux sources : les mitochondries (« centrales bioénergétiques » des cellules dans lesquelles se déroule le cycle de Krebs qui constitue le système par lequel la respiration cellulaire fournit l’énergie nécessaire) et le microbiote intestinal.
Chez l’homme, la plupart des études évaluant l’intérêt potentiel de l’administration de succinate ont plus souvent été conduites dans l’obésité que dans le diabète, et plutôt dans une stratégie préventive que thérapeutique. Des effets biologiques délétères (notamment une augmentation du taux de LDL-cholestérol) ont d’ailleurs été observés en cas d’administration prolongée de succinate, sans pour autant observer d’effet bénéfique significatif sur le poids corporel. Il semble qu’une supplémentation en succinate puisse être éventuellement bénéfique aux stades précoces de l’obésité, mais qu’au fur et à mesure que l’obésité progresse l’efficacité du succinate serait compromise.
Une autre stratégie pourrait consister en l’administration de bactéries productrices de succinate. Des études ont été menées chez la souris visant à augmenter la présence intestinale des bactéries du genre Prevotella. Elles reposent sur l’apport de fibres alimentaires, l’administration orale de bactéries, ou encore la transplantation de microbiote fécal. Une amélioration de l’homéostasie glucidique a été observée chez les rongeurs traités.
Des résultats encourageants ont également été obtenus chez la souris après administration par voie orale de Parabacteroides distasonis ou de Blautia wexlerae, deux autres bactéries productrices de succinate. D’autres essais, reposant sur l’application locale quotidienne de Lactiplantibacillus plantarum, productrice de succinate, ont montré une cicatrisation plus rapide dans un modèle de plaie chez des rats diabétiques.
Il importe cependant de souligner qu’aucune de ces études n’a permis d’établir de manière concluante que les effets bénéfiques observés sont uniquement attribuables au succinate. Il se pourrait que d’autres métabolites bactériens sous-tendent les bons résultats issus de ces études préliminaires.
Au vu d’approches contradictoires et de résultats souvent inconsistants, il apparaît que des recherches supplémentaires doivent être conduites pour déterminer si la modulation de la production, ou, à l’inverse, de la consommation de succinate dans l’intestin pourrait être prometteuse sur le plan thérapeutique chez l’homme. L’éventuel bénéfice pourrait finalement dépendre de la quantité de succinate qui entre dans la circulation sanguine et atteint d’autres tissus, du ratio entre production/consommation, voire d’autres paramètres non encore élucidés.
Quoi qu’il en soit, il apparaît qu’il serait inconséquent de transposer à l’homme, d’une façon ou d’une autre, les résultats d’études sur l’abeille.
Marc Gozlan (Suivez-moi sur X, Facebook, LinkedIn, Mastodon, Bluesky)