Cette photo n’est pas celle d’une femme qui présenterait, en plus d’un hirsutisme, deux seins surnuméraires sous l’ombilic, mais celle d’un homme de 47 ans vivant avec un diabète de type 2. Il s’est enfin décidé à consulter dans un service d’endocrinologie en raison de la croissance, progressive et sur plusieurs années, de lésions cutanées situées sur la partie inférieure de la paroi abdominale. Ce patient présente également des épisodes d’hypoglycémie imprévisibles.
L’examen clinique a révélé deux volumineuses masses cutanées pendantes au niveau de la paroi abdominale inférieure. Le taux d’hémoglobine glyquée, reflet de la glycémie des trois derniers mois, est de 9,2 % (valeur normale de référence inférieure à 7 %).
Ce quadragénaire est atteint d’amylose cutanée localisée induite par l’insuline. Cette affection se caractérise par la formation de masses sous-cutanées, palpables et fermes, au niveau des sites d’injection d’insuline.
La publication de ce cas dans la rubrique « Images in Clinical Medicine » de l’hebdomadaire médical américain The New England Journal of Medicine vise à sensibiliser les praticiens à cette pathologie dermatologique, aussi rare que méconnue. Le patient a bénéficié d’une résection chirurgicale de ces excroissances, notamment pour des raisons esthétiques évidentes.
Dépôts amyloïdes
L’amylose cutanée localisée induite par l’insuline est une complication de l’insulinothérapie injectable. Elle correspond à l’accumulation de dépôts particuliers sous-cutanés aux sites d’injections répétées d’insuline, cette dernière s’agrégeant sous la forme de fibrilles amyloïdes. La fibrille amyloïde est une structure insoluble résultant du repliement anormal d’une protéine et de son agrégation en feuillets β (bêta) plissés. Le feuillet β est la conformation que prend une chaîne d’acides aminés lorsqu’elle se replie. Il forme alors un plan plissé, évoquant un accordéon.
Les dépôts amyloïdes sont donc composés d’agrégats de protéines mal repliées, susceptibles de provoquer une réaction inflammatoire de la part de l’organisme afin de favoriser leur résorption. On observe au microscope des dépôts amorphes éosinophiles, autrement dit l’accumulation d’une substance homogène de coloration rosée après une coloration standard à l’hématoxyline-éosine.
L’amylose cutanée a un aspect très spécifique après coloration au rouge Congo. On observe alors une biréfringence vert-pomme en lumière polarisée, un critère essentiel pour poser le diagnostic.
Certaines études ont eu recours à d’autres techniques de coloration histologique pour détecter la présence des fibrilles amyloïdes. L’une d’elles repose sur l’utilisation de la thioflavine T, un colorant fluorescent qui émet une fluorescence verte.
Complication sous-cutanée, localisée au site d’injection
Cette pathologie a été rapportée pour la première fois en 1983 par une équipe allemande, qui avait observé la présence de dépôts amyloïdes dans une biopsie cutanée réalisée chez un patient traité par injections quotidiennes d’insuline porcine. Cinq ans plus tard, cette observation a été confirmée par une équipe britannique, qui a montré, grâce au séquençage protéique, que l’insuline était le composant de la substance amyloïde.
L’amylose cutanée localisée induite par l’insuline, encore appelée amylose insulinique, est une affection rare, affectant les patients diabétiques de type 1 et ceux vivant avec un diabète de type 2 insulino-requérant.
Cette complication de l’insulinothérapie injectable est probablement sous-diagnostiquée, d’autant que chez ces patients les lésions amyloïdes peuvent ne pas entraîner de symptômes apparents, ni de masses palpables. L’échographie peut parfois révéler des nodules sous la peau chez un patient asymptomatique.
Le site d’injection d’insuline le plus fréquent est la paroi abdominale (dans environ 77 % des cas rapportés dans la littérature), plus rarement les cuisses ou les bras. Dans la plupart des études, la localisation de l’amylose cutanée localisée induite par l’insuline correspond au site d’injection préféré du patient, utilisé de manière prolongée.
Une récente revue systématique de médecins iraniens, ayant recensé 144 études concernant un effectif total de 127 patients, indique que les durées minimale et maximale du diabète des patients présentant cette complication étaient respectivement de 7 et 60 ans. Les masses amyloïdes variaient de 2 mm à 13 cm. Sur 31 cas dont la taille a été enregistrée, 20 présentaient des masses supérieures à 5 cm.
Les patients diabétiques présentant cette complication avaient utilisé différents types d’insuline. Certains avaient reçu une injection d’un seul type ou d’une seule marque d’insuline, alors que d’autres avaient utilisé plusieurs analogues d’insuline en association (à action rapide, brève, prolongée ou intermédiaire). Au total, aucune relation significative n’a été trouvée entre le développement de cette complication et le type d’insuline.
Nodules ou masses fermes au site d’injection d’insuline
En 2023, Arthur Dubernet, Étienne Rivière et leurs collègues internistes de l’hôpital Haut-Lévêque de Pessac (CHU de Bordeaux) ont rapporté dans la revue Frontiers in Medicine le cas d’un homme de 55 ans atteint de diabète de type 1 insulino-dépendant, dans un contexte d’hyperglycémie chronique persistante. Ce patient présentait deux nodules sous-cutanés non inflammatoires, mobiles, fermes, mais indolores, mesurant respectivement 2 et 5 cm sur les faces externe et interne de l’avant-bras gauche.
Ces lésions, visibles à l’échographie et à l’IRM, étaient accompagnées de ganglions augmentés de volume (adénopathies) au coude et à l’aisselle. Il est cependant rare dans l’amylose insulinique d’observer une hypertrophie ganglionnaire.
La biopsie chirurgicale d’une lésion a révélé la présence de dépôts amyloïdes, présentant une biréfringence vert-pomme en lumière polarisée après coloration au rouge Congo. Les chercheurs ont analysé, par spectrométrie de masse, la composition protéique de ces dépôts amyloïdes. L’analyse protéomique a confirmé leur origine insulinique, conduisant ainsi au diagnostic d’amylose cutanée localisée induite par l’insuline.
Le patient a déclaré qu’il s’injectait l’insuline dans les faces externe et interne de l’avant-bras gauche. Les nodules sous-cutanés de l’amylose insulinique sont apparus 29 ans après le début du diabète.
Les injections d’insuline répétées et prolongées au même endroit sont les principaux facteurs prédisposant au développement de l’amylose. Par ailleurs, les patients diabétiques ont tendance à réutiliser les zones où se sont formés des dépôts amyloïdes pour leurs injections d’insuline, car ces sites sont souvent moins douloureux à piquer.
Le mécanisme moléculaire exact de la formation des lésions amyloïdes est peu clair. Dans un flacon, les molécules d’insuline s’associent pour former des hexamères, c’est-à-dire des amas de six unités. Il est possible que la formation de fibrilles amyloïdes résulte de la dissociation de ces hexamères en monomères, favorisant leur agrégation sous forme de feuillets β.
L’amylose insulinique peut avoir des conséquences métaboliques notables, telles qu’une hyperglycémie chronique persistante ou, plus rarement, des hypoglycémies imprévisibles. Ces dernières pourraient s’expliquer par une libération retardée et incontrôlée de l’insuline stockée dans les dépôts amyloïdes au site d’injection.
Le principal problème posé par ces dépôts est leur impact sur l’absorption de l’insuline. Une étude a montré qu’elle n’est absorbée qu’à 34 % par rapport à une peau saine.
Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer cette absorption réduite. L’une propose que les dépôts amyloïdes agissent comme une barrière physique, empêchant le passage de l’insuline vers la circulation sanguine. Une autre suggère que l’insuline injectée interagit avec des enzymes locales qui la dégradent, diminuant son efficacité ou favorisant la formation de nouveaux dépôts. Ce mécanisme peut entraîner une insulinorésistance secondaire, liée à un défaut d’absorption de l’insuline.
Une complication à différencier de la lipohypertrophie
L’amylose induite par l’insuline est souvent diagnostiquée à tort comme une lipohypertrophie, autre complication cutanée liée aux injections répétées d’insuline.
La lipohypertrophie, également appelée lipodystrophie hypertrophique, se manifeste par une tuméfaction indolore du tissu graisseux sous-cutané au niveau des sites d’injection d’insuline.
La lipohypertrophie est d’autant plus fréquente que le diabète est ancien. Sur le plan histologique, elle se traduit par une hypertrophie des adipocytes accompagnée de modifications morphologiques et d’une augmentation de l’activité métabolique du tissu adipeux sous-cutané. Elle survient plus souvent chez les patients recevant un grand nombre d’injections quotidiennes d’insuline. En général, les lésions régressent rapidement dès que les injections sont arrêtées sur la zone concernée, ce qui rend une intervention chirurgicale rarement nécessaire. Toutefois, dans certains cas, une lipoaspiration peut être envisagée pour réduire le volume de la tuméfaction et améliorer l’efficacité de l’insuline.
Contrairement à la lipohypertrophie, l’amylose induite par l’insuline tend à se résorber beaucoup plus lentement après l’arrêt des injections sur le site concerné.
En l’absence d’analyse histopathologique, c’est-à-dire sans examen microscopique des tissus, il est souvent difficile de différencier une amylose insulinique d’une lipohypertrophie.
La prévention de ces deux complications cutanées liées aux injections répétées d’insuline repose en grande partie sur la rotation systématique des sites d’injection, autrement dit le fait de varier régulièrement les zones du corps utilisées pour l’injection.
L’éducation thérapeutique portant sur les injections d’insuline constitue une approche de première intention pertinente. Elle vise à encourager l’injection dans des zones non affectées, à utiliser des doses réduites et à maintenir un contrôle glycémique rigoureux pour prévenir les hypoglycémies. Cette stratégie est souvent suffisante chez la plupart des patients. Par exemple, il a été montré chez un patient qu’un simple changement de site d’injection pouvait permettre de diminuer la dose d’insuline de 47 %.
L’ablation des nodules constitue une autre option thérapeutique. Dans certains cas, cette intervention chirurgicale peut contribuer à améliorer le contrôle glycémique.
Marc Gozlan (Suivez-moi sur X, Facebook, LinkedIn, Mastodon, Bluesky)